Préface des Éditions de Londres

Le 25 Septembre 1840, Honoré de Balzac, alors au sommet de sa gloire littéraire, publie dans la Revue Parisienne un long article sur La Chartreuse de Parme de Stendhal. Ce dernier lui répond quelques jours plus tard.

L’article de Balzac

Balzac commence par reconnaitre l’abondance des talents littéraires au XIXème siècle, siècle qui selon lui, « n’offre pas une seule et même forme, comme le dix-septième et le dix-huitième siècle ».

  De ces formes, il en distingue trois : la littérature des Images, la littérature des Idées, à laquelle il rattache l’œuvre d’Henri Beyle : « Cette Ecole, à laquelle nous devons déjà de beaux ouvrages, se recommande par l’abondance des faits, par sa sobriété d’images, par la concision, par la netteté… ». S’il voit Beyle comme un exemple de la littérature des Idées, il identifie Hugo à la littérature des Images et lui donne ce conseil au passage : « Le dialogue de M. Hugo est trop sa propre parole, il ne se transforme pas assez, il se met dans son personnage, au lieu de devenir le personnage. »

Il définit ensuite la troisième Ecole : « Quant à la troisième Ecole, qui participe de l’une et de l’autre, elle n’a pas autant de chances que les deux premières pour passionner les masses, qui aiment peu les mezzo termine, les choses composites, et qui voit dans l’éclectisme un arrangement contraire à ses passions en ce qu’il les calme. ».

Il ajoute : « L’introduction de l’élément dramatique, de l’image, du tableau, de la description, du dialogue me parait indispensable dans la littérature moderne. »

Et il conclut : « La Chartreuse de Parme est dans notre époque et jusqu’à présent, à mes yeux, le chef d’œuvre de la littérature à Idées, et M. Beyle y a fait des concessions aux deux autres écoles, qui sont admissibles par les bons esprits et satisfaisantes pour les deux camps. ».

Inspiré par l’association (d’ailleurs Stendhalienne) entre Idées, étranger et sublime shakespearien, il écrit : « M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs. »

Il continue : « Ainsi le plus grand obstacle au renom mérité de M. Beyle vient-il de ce que la Chartreuse de Parme ne peut trouver de lecteurs habiles à la goûter que parmi les diplomates, les ministres, les observateurs, les gens du monde les plus éminents, les artistes les plus distingués ».

Et (ce qui l’a surement motivé à faire une chronique de 50 pages) : « Ne soyez donc pas étonnés que, depuis dix mois que cette œuvre surprenante a été publiée, il n’y ait pas un seul journaliste qui l’ait ni lue, ni comprise, ni étudiée, qui l’ait annoncée, analysée et louée, qui même y ait fait allusion. Moi qui crois m’y connaitre un peu, je l’ai lue pour la troisième fois, ces jours-ci : j’ai trouvé l’œuvre encore plus belle, et j’ai senti dans mon âme l’espèce de bonheur que cause une bonne action à faire. ».

Il poursuit : « …toute autre critique emploierait au moins trois articles aussi étendus que celui-ci, s’il voulait expliquer convenablement cet ouvrage, qui souvent contient tout un livre dans une page… ».

  Balzac ne tarit plus d’éloges : « Quand on vient à songer que l’auteur a tout inventé, tout brouillé, tout débrouillé, comme les choses se brouillent et se débrouillent dans une cour, l’esprit le plus intrépide, et à qui les conceptions sont familières, reste étourdi, stupide devant un pareil travail. Quant à moi, je crois à quelque lampe merveilleuse littéraire. » ; « Avoir osé mettre en scène un homme de génie de la force de M. de Choiseul, de Potemkin, de M. de Metternich, le créer, prouver la création par l’action même de la créature, le faire mouvoir dans un milieu qui lui soit propre et où ses facultés se déploient, ce n’est pas l’œuvre d’un homme mais d’une fée, d’un enchanteur. ».

Il admire naturellement le style de Stendhal : « quelques citations qui vous donneront des exemples du style vif, dégagé, quelquefois fautif de M. Beyle, et qui me permettront de me faire lire avec plaisir. »

Et sur ses portraits : « Jamais le cœur des princes, des ministres, des courtisans et des femmes n’a été peint ainsi. » ; sa pudeur : « quoique ce soit l’Italie telle qu’elle est, avec sa finesse, sa dissimulation, sa ruse, son sang-froid, sa ténacité, sa haute-politique à tout propos, la Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter-Scott. »

Et Balzac de se lancer dans le plus étonnant et fidèle résumé d’un livre qui soit, faisant une pause par ci par là : « L’étonnante et fine supériorité de Mosca n’est jamais en défaut, ni en action ni en paroles ; elle fait de ce livre un livre aussi profond de page en page que les maximes de la Rochefoucauld. ».

Et de s’extasier sur Stendhal : « Ce grand ouvrage n’a pu être conçu ni exécuté que par un homme de cinquante ans, dans toute la force de l’âge et dans la maturité de tous les talents. » ; « La fuite de Fabrice, les paysages du Pô, la peinture des lieux célèbres par où passe le jeune prélat, ses aventures pendant son exil de Parme, sa correspondance avec l’archevêque, autre caractère admirablement tracé, les moindres détails sont d’une exécution littéraire marquée au coin du génie. »

Mais un épisode de la Chartreuse, qui la fait qualifier par certains de « roman carcéral », retient l’attention de Balzac : « L’épisode des voleurs dans le Moine, de Lewis, son Anaconda, qui est son plus bel ouvrage, l’intérêt des derniers volumes d’Anne Radcliffe, celui des péripéties des romans sauvages de Cooper, tout ce que je connais d’extraordinaire dans les relations de voyages et de prisonniers, rien ne se peut comparer à la réclusion de Fabrice dans la forteresse de Parme, à trois cents et quelques pieds de la première esplanade. ».

Il ajoute : « mais Walter-Scott, quelque grand coloriste qu’il soit, n’a pas la saisissante, la chaude couleur de Titien que M. Beyle a répandue sur son personnage. » ; « La duchesse se sert de Palla pour empoisonner le prince comme le prince se sert d’un ennemi de Fabrice pour empoisonner Fabrice. On peut se venger d’un roi, Coriolan se vengeait bien de son pays. Beaumarchais et Mirabeau se sont bien vengés de leur époque qui les méconnaissait. »

Enfin viennent les critiques : « Si j’ai trouvé de la confusion à la première lecture, cette impression sera celle de la foule, et dès lors évidemment manque de méthode. ». Il lui reproche trop de fidélité à un certain réalisme : « il a commis dans l’arrangement des faits la faute que commettent certains auteurs, en prenant un sujet vrai dans la nature qui ne l’est pas dans l’art. » ; il lui suggère d’alléger, de raccourcir : «Certes, l’œuvre y gagnerait en légèreté. ».

Il continue : « J’irai plus loin, et ne transigerai point devant cette belle œuvre sur les vrais principes de l’Art. La loi dominatrice est l’unité dans la composition. » ; et « M. Beyle, préoccupé de ce grand principe : malheur en amour, comme dans les arts, à qui dit tout ! ne doit pas se répéter, lui, toujours concis, et qui laisse beaucoup à deviner. »

Et là, cela devient particulièrement intéressant : « Les fautes que commet M. Beyle sont purement grammaticales : il est négligé, incorrect à la manière des écrivains du XVIIe siècle. Les citations que j’ai faites montrent à quelles sortes de fautes il se laisse aller. Tantôt un désaccord de temps dans les verbes, quelquefois l’absence du verbe ; tantôt des c’est, des ce que, des que, qui fatiguent le lecteur, et font à l’esprit l’effet d’un voyage dans une voiture mal suspendue, sur une route de France. »

Et puis : « Sa phrase longue est mal construite, sa phrase courte est sans rondeur. Il écrit à peu près dans le genre de Diderot, qui n’était pas écrivain. »

Ensuite on en apprend plus sur Stendhal, c’est passionnant : « Par grandeur de caractère ou par sensibilité d’amour-propre, dès que son livre parait, il fuit, il part, il court à deux cent cinquante lieues pour n’en point entendre parler. Il ne réclame point d’articles, il ne hante point les feuilletonnistes. » ; « Si l’on peut excuser la mendicité, rien ne plaide en faveur de cette quête de louanges et d’articles à laquelle se livrent les auteurs modernes. »

Il ajoute : « il est temps de rendre justice au mérite de M. Beyle. Notre époque lui doit beaucoup : n’est-ce pas lui qui nous a révélé le premier Rossini, le plus beau génie de la musique ? »

Et il poursuit sa description : « Il conte avec cet esprit et cette grâce que possèdent, à un haut degré, M. M. Charles Nodier et de Latouche. Il tient même de ce dernier pour la séduction de sa parole, quoique son physique, il est très gros, s’oppose au premier abord à la finesse, à l’élégance des manières… »

« M. Beyle est des hommes supérieurs de notre temps. », puis il termine en guise de recommendation : « M. de Chateaubriand disait, en tête de la onzième édition d’Atala, que son livre ne ressemblait en rien aux éditions précédentes, tant il l’avait corrigée….Je souhaite que M. Beyle soit mis à même de retravailler, de polir la Chartreuse de Parme, et de lui imprimer le caractère de perfection, le cachet d’irréprochable beauté que MM. De Chateaubriand et de Maistre ont donnés à leurs livres chéris. »

Réponse de Stendhal

Il le remercie évidemment, et « je n’avais songé à l’art de faire un roman ».

« Je pensais n’être pas lu avant 1880 » ; et point à point, il répond : c’est encore une fois passionnant ! Stendhal une vraie théorie de l’écriture :

Le plan

« J’ai fait quelques plans de romans, je ne saurais en disconvenir, mais faire un plan me glace. »

« Le lendemain matin, il faut que j’ai tout oublié. En lisant les trois ou quatre dernières pages du chapitre de la veille, le chapitre du jour me revient. »

Le style

« J’abhorre le style contourné, et je vous avouerai que bien des pages de la Chartreuse ont été imprimées sur la dictée originale. » ; « je crois que depuis la destruction de la cour, la part de la forme devient plus mince chaque jour. » ; « A dix-sept ans j’ai failli me battre en duel pour la cime indéterminée des forêts de M. de Chateaubriand, qui comptait beaucoup d’admirateurs au sixième de dragons. », et conclut : « Voilà sans doute pourquoi j’écris mal : c’est par amour exagéré pour la logique. » ; il provoque même : « Mon Homère, ce sont les mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr… »

La littérature

Là, il rappelle Ellroy : « Excepté madame de Murdauff et ses compagnons, quelques romans de Georges Sand, et des nouvelles écrites dans les journaux par M. Soulié, je n’ai rien lu de ce que l’on a imprimé depuis trente ans. »

« Je vois l’histoire future des lettres françaises dans l’histoire de la peinture. »

Sur la conception

« En composant la Chartreuse pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du Code civil, afin d’être toujours naturel »

« Souvent je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif. Je cherche à raconter avec vérité et avec clarté ce qui se passe dans mon cœur. Je ne vois qu’une règle : être clair. Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti. » ; « si la Chartreuse était traduite en français à la mode, par madame Sand, son succès serait assuré. »

« Je le répète, la part de la forme devient plus mince chaque jour. ». Et il se répète et se défend : « La Chartreuse est écrite comme le Code civil ; je vais corriger le style puisqu’il vous blesse ; mais je serai bien en peine. Je n’admire pas le style à la mode, il m’impatiente. Je vois des Claudien, des Sénèque, des Ausone. On me dit depuis un an qu’il faut quelquefois délasser le lecteur en décrivant le paysage, les habits…Ces choses m’ont tellement ennuyé chez les autres ! »

©Les Editions de Londres